Relation entre dieu et les aliments
Qui dit religion dit alimentation. Ne serait-ce que pour le pain quotidien.
Mais on se situe là dans le registre de la demande. Or il y a aussi les rituels en
soi, qui relèvent davantage du don. Dans les religions complexes, les religions du
livre, l’alimentation est toujours présente à un moment ou à un autre, notamment
parce que les fêtes, célébrées à intervalles réguliers, sont aussi des “festins” et
qu’elles imposent préparatifs et préparations culinaires sur une base annuelle ou
hebdomadaire.
En Afrique, on nourrit les dieux des mêmes aliments que les êtres
humains. Je dis ici « nourrir » au sens large parce qu’il n’est pas évident que les
dieux ou les lieux sacrés qui font l’objet de sacrifices soient effectivement perçus
comme « consommant » la nourriture qui leur est ainsi offerte. Les gens ne sont
pas bêtes. Ils peuvent voir si celle-ci disparaît ou pas. Dans la plupart des cas, la
nourriture offerte en sacrifice est consommée par ceux qui assistent à la
cérémonie. Les LoDagaa, dans le Nord du Ghana, ne laissent que le sang de
l’animal sur l’autel, éventuellement aussi un petit morceau de son foie, mais le
reste est découpé et distribué, parfois même « happé » par les membres de
l’assemblée qui relèvent de la catégorie adéquate. Le partage est formalisé,
déterminé à l’avance, mais sa mise en oeuvre donne lieu à des manifestations
sonores et d’excitation à la perspective de la viande. Tous les sacrifices,
cependant, n’ont pas droit au même traitement : certains sont considérés comme
quelque chose de si sérieux que l’offrande est jetée de côté. L’assemblée ne
peut pas la consommer, si bien que la carcasse est abandonnée aux « parents à
plaisanterie », ceux qui ont « la capacité de rendre froides les choses chaudes ».
Toutes les offrandes ne prennent pas la forme de viande. La bière, par
exemple, accompagne toujours la mise à mort d’un animal. Et certaines
offrandes, particulièrement lors de cérémonies de premières funérailles,
consistent en céréales. Les sociétés néolithiques d’Afrique, toutefois, tiennent au
sacrifice animal. Même un animal isolé destiné expressément à la table doit être
tué dans les formes. C’est comme si le fait de verser le sang, non seulement d’un
être humain (zii tfir en dagara), mais d’un animal, comme si le fait d’ôter la vie, de
quelque façon que ce soit, devait être racheté.
Le besoin de sacraliser la mise à mort semble être un élément important
dans l’abattage formalisé qui intervient pour préparer la viande halal dans les
religions juive et musulmane. Sinon, dans les religions du livre, on n’a pas
recours au sacrifice, en tout cas à des offrandes de sang, mais à des procédures
orales, à des formules plus ou moins précises tirées de prières assez largement
écrites, à des offrandes de mots. En même temps, les offrandes concrètes aux
dieux n’ont plus cours. Parce que les religions du Proche-Orient étaient
monothéistes, il s’agissait d’un Dieu au sens d’un Très-Haut, qui, ayant créé
toutes choses, n’avait nul besoin d’offrandes, et qui, de toutes façons, relevait
davantage du domaine « spirituel » que « matériel ». Mais les religions écrites
avaient des fêtes périodiques, d’inspiration religieuse, qui requéraient des
moments de jeûne (fasting),ou de festin (feasting), souvent liés aux phases de la
vie du prophète, Jésus, Mahomet ou Moïse. Lors des jeûnes, la communauté se
privait de certains aliments ; lors des festins, elle se gorgeait de denrées
spéciales, de gâteaux de Noël, de pâtisseries pascales, friandises qui en Europe
étaient truffées de fruits secs et d’épices, de produits exotiques venus de pays
lointains. Jeûnes et festins distinguaient les grandes occasions de l’ordinaire de
la consommation courante. Par ailleurs, certaines sociétés (d’Eurasie, pas
d’Afrique) étaient stratifiées en fonction de certains types de recettes ou de
service. Ce genre de stratification culinaire avait des implications religieuses, en
particulier parce que les religions, dans ces sociétés, s’opposaient souvent aux
stratifications. « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une
aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des cieux ». Tel était d’ailleurs le
cas dans d’autres religions, non pas tant en Chine (cf. Meng-Tzu), que dans
l’islam. Selon le grand historien musulman Ibn Khaldoun, la question avait même
un aspect écologique :
« Il faut savoir que les effets de l’abondance sur le corps se retrouvent
jusque dans les questions de religion et de culte divin. Les frugaux habitants du
désert et ceux des régions peuplées qui se sont habitués à la faim et à
l’abstinence des plaisirs s’avèrent davantage religieux et prêts au culte divin que
les gens qui vivent dans le luxe et l’abondance. En effet, on peut observer qu’il y
a peu de personnes pieuses dans les villages et dans les villes, dans la mesure
où les gens qui y vivent sont généralement têtus et négligents, ce qui est lié à un
usage immodéré de viandes, d’assaisonnements et de blés raffinés ».
Il poursuit : « l’existence des hommes pieux et des ascètes se limite donc
au désert, dont les habitants mangent frugalement » (1969 : 67). Les religieux ne
sont pas enclins « au luxe et à l’abondance » ; corpulents, ils font l’objet de
plaisanteries, sont impossibles à prendre au sérieux ; pour entrer en
communication avec Dieu, il est souvent nécessaire de jeûner, de renoncer « au
luxe et à l’abondance », aspect de la vie religieuse qui caractérise toutes les
religions du livre du monde. Il y a là une différence avec les pratiques des
religions orales caractéristiques des sociétés d’avant l’âge du bronze.
Il va de soi que les sacrifices animaux que j’évoquais n’ont lieu que dans
des sociétés néolithiques où la domestication du blé et de l’animal s’est faite. Les
sociétés vivant de la chasse et de la cueillette ne peuvent avoir que des façons
différentes, plus abstraites, de communiquer avec leurs dieux : visions et transes
en Amérique du Nord, rassemblements tribaux en Australie tels que ces
corroboree que Durkheim a analysés et en lesquels il voyait les origines mêmes
de la vie religieuse. Mais l’alimentation n’est devenue un élément significatif de la
religion qu’avec la domestication des plantes et des animaux concernés. L’âge
du bronze a connu une révolution dans les modes de production ruraux, avec
des conséquences majeures pour la vie urbaine. L’avènement de la charrue et
de la traction animale, ainsi que l’irrigation des terres, ont énormément augmenté
les rendements par individu, et, dans le deuxième cas, les rendements au mètre
carré. Certains ont pu en profiter, d’autres non. La stratification sociale,
strictement limitée encore dans la période précédente du néolithique, s’est très
largement répandue, si bien que les riches ont développé une culture très
différente des pauvres, y compris dans le domaine alimentaire.
Avec l’âge du bronze, les religions écrites ont fait leur apparition, avec
leurs prophètes et leurs croyances, ainsi que le type de différenciation que Ibn
Khaldoun notait entre la ville et le désert. Trop de consommation, pas assez de
religion. La religion du livre s’engage souvent dans le don aux membres plus
pauvres de cette communauté différenciée, elle invite à donner la sadaqa du
vendredi, à aider la veuve et l’orphelin, à apporter un soutien aux autres
membres du culte. La charité, caritas, fait partie intégrante de ces religions
différenciées, ce qui inclue en premier lieu le devoir de donner à manger aux
autres ici-bas, sur terre, plutôt qu’au ciel. Dans certaines sociétés stratifiées,
parallèlement aux différenciations alimentaires et culinaires reposant sur des
critères de classe, les dieux ont un régime alimentaire spécial, par exemple
l’ambroisie dans le cas des divinités grecques. En règle plus générale,
cependant, quand ils ne jouissent pas des fruits de l’offrande ou du sacrifice, ils
attendent davantage d’être « nourris » sur un plan spirituel, par la parole, par la
prière.
En termes freudiens, la religion commence par un repas, dans la mesure
où le complexe d’Oedipe, qui représente le début de l’organisation sociale, y
compris de la religion (cf. Totem et Tabou), ne consiste pas seulement à tuer le
père, mais également à manger son corps. Je n’entends pas discourir ici sur le
cannibalisme, mais il n’est pas inutile de se demander pourquoi nous (et pas les
autres animaux) nous retenons de manger la chair humaine. Dans le domaine
religieux (et dans la vie en général), le fait de renoncer à un aliment est aussi
important que de le consommer, qu’il soit tabou ou pas. Et, comme Audrey
Richards l’a souligné dans Hunger and Work in a Savage Tribe, aux yeux des
anthropologues, renoncer à de la nourriture apparaît comme un trait aussi
fondamental de l’humanité que de renoncer aux relations sexuelles. L’acte de
renoncer à un aliment est largement répandu dans les sociétés non complexes,
en particulier sous la forme du totémisme, de l’interdiction – il y en a d’autres –
de manger l’animal ou l’aliment qui est associé au clan ou au lieu sacré, une
interdiction qui ne « coûte » pas grand-chose en termes nutritionnels, dans la
mesure où cet aliment ne constitue pas une part importante du régime
alimentaire. Ce qui, évidemment, n’est pas toujours le cas.
J’ai connu un homme, chez les LoDagaa, qui ne buvait pas de bière,
privation considérable là-bas, puisque cette boisson accompagnait toutes les
festivités et qu’elle constituait pour beaucoup une part essentielle de leur
alimentation – la bière fraîche contient en effet une part importante de la valeur
nutritive des céréales dont elle provient. Mais les kontome, les « esprits », les
êtres de la nature sauvage, lui avaient dit de renoncer à la bière à cause d’un
malheur qui lui était arrivé. Et il s’y était tenu. Mais il s’agit là d’une renonciation
individuelle. Or les groupes ont aussi des normes pour renoncer à des aliments
que d’autres jugent importants. Il suffit de considérer les pratiques des
végétariens en Europe et, bien sûr, de leurs équivalents chez les brahmanes
d’Inde. J’ai vu une femme jaïn passer des heures à trier le riz au cas à la
recherche de charançons parce que les membres de cette communauté sont eux
aussi végétariens et qu’à ce titre ils mangent du riz mais évitent les charançons.
En fait, ils évitent également de consommer les légumes qui, comme l’oignon,
ont une racine manifeste parce que les arracher au sol revient à les « tuer ». La
même idée apparaît chez James Frazer, en particulier dans The Golden Bough
(Le Rameau d’or), où une mise à mort de l’Esprit des blés intervient lors des
récoltes quand une faux ou une faucille est utilisée pour « tuer » le grain.
L’évocation de l’Esprit des blés nous amène d’ailleurs au néolithique, où
l’humanité, pour se nourrir, abat les plantes et les animaux mêmes qu’elle a
cultivés ou élevés, auxquels elle a donné la vie. Cette « mise à mort » n’implique
pas de renoncer réellement à l’aliment, mais elle implique une certaine
précaution vis-à-vis de sa consommation, un sacrifice préliminaire à l’Esprit des
blés par exemple ou des procédures formalisées pour tuer ou sacrifier les
animaux comme dans la préparation de la viande hâlal chez les musulmans ou
les juifs. Chez les chrétiens, qui mangent tout dans la création, la mise à mort de
l’animal s’accompagne de compassion, comme avec l’agneau, qui peut
représenter la crucifixion de Jésus. Dans le judaïsme, on pense évidemment à
Abraham tuant le bélier (en sacrifice au Très-Haut) à la place de son fils Isaac.
Dans l’islam, on tue (mais on ne sacrifie pas, à mon sens) un mouton pour l’Aïd.
Ôter la vie pour se nourrir - y compris, pour certains, la vie des plantes - est une
forme d’offrande délicate qui fait ressortir toute l’ambivalence vis-à-vis du sang
versé, de la vie qui prend fin – et, pour y faire face, on a recours à des réponses
religieuses, on invite les puissances supranaturelles à sa table ou autour du feu.
En effet, pour en revenir à ce qui différencie les religions du livre, il
faudrait peut-être considérer la sacralisation de la nourriture, à l’exemple de la
prière que l’on avait coutume de dire à chaque repas chrétien, non simplement
comme une façon de rendre grâce à Dieu pour le repas, mais de demander
grâce, de nous excuser, nous qui y participons, d’avoir ôté la vie pour la garder.
Ces prières et ces grâces ont disparu de la plupart de nos tables familiales,
hormis peut-être lors des fêtes religieuses. Mais il est intéressant de se souvenir
que, jusqu’à très récemment, tous les repas importants se voyaient sacralisés de
cette façon – et que, jusqu’à ces derniers temps, dans mon université à
Cambridge, avant chaque repas du soir, on disait collectivement les grâces. Il
serait difficile de dire quelles conséquences cette tendance à la sécularisation a
pu avoir sur nous, mais il est clair que le libre jeu de la pensée scientifique a eu
sa part dans ce processus. Nous n’avons plus besoin que les dieux bénissent ce
que nous consommons. Débarrasser la nourriture de ses rapports avec la
religion fait bien partie de ce processus.
Résumé : Cet article, publié dans "Le mangeur", montre le lien entre dieu ou les dieux et la nourriture. Cet article est un résumé du colloque "a croire et à manger : Religions et alimentation" exposé par Jack Goody professeur à l'université de Cambridge.
Source : Le mangeur- ocha.com avec AFSR et l'OCHA le 6 et 7 février 2006, mise en ligne en mars 2006.
Adresse de l'article : http://www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/images/sciences_humaines/AFSR_Alimentation_et_Religion_Goody.pdf