Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Notre alimentation est-elle dictée en partie par les mythes ?
Notre alimentation est-elle dictée en partie par les mythes ?
Publicité
27 avril 2010

Relation entre dieu et les aliments

Qui dit religion dit alimentation. Ne serait-ce que pour le pain quotidien.

Mais on se situe là dans le registre de la demande. Or il y a aussi les rituels en

soi, qui relèvent davantage du don. Dans les religions complexes, les religions du

livre, l’alimentation est toujours présente à un moment ou à un autre, notamment

parce que les fêtes, célébrées à intervalles réguliers, sont aussi des “festins” et

qu’elles imposent préparatifs et préparations culinaires sur une base annuelle ou

hebdomadaire.

En Afrique, on nourrit les dieux des mêmes aliments que les êtres

humains. Je dis ici « nourrir » au sens large parce qu’il n’est pas évident que les

dieux ou les lieux sacrés qui font l’objet de sacrifices soient effectivement perçus

comme « consommant » la nourriture qui leur est ainsi offerte. Les gens ne sont

pas bêtes. Ils peuvent voir si celle-ci disparaît ou pas. Dans la plupart des cas, la

nourriture offerte en sacrifice est consommée par ceux qui assistent à la

cérémonie. Les LoDagaa, dans le Nord du Ghana, ne laissent que le sang de

l’animal sur l’autel, éventuellement aussi un petit morceau de son foie, mais le

reste est découpé et distribué, parfois même « happé » par les membres de

l’assemblée qui relèvent de la catégorie adéquate. Le partage est formalisé,

déterminé à l’avance, mais sa mise en oeuvre donne lieu à des manifestations

sonores et d’excitation à la perspective de la viande. Tous les sacrifices,

cependant, n’ont pas droit au même traitement : certains sont considérés comme

quelque chose de si sérieux que l’offrande est jetée de côté. L’assemblée ne

peut pas la consommer, si bien que la carcasse est abandonnée aux « parents à

plaisanterie », ceux qui ont « la capacité de rendre froides les choses chaudes ».

Toutes les offrandes ne prennent pas la forme de viande. La bière, par

exemple, accompagne toujours la mise à mort d’un animal. Et certaines

offrandes, particulièrement lors de cérémonies de premières funérailles,

consistent en céréales. Les sociétés néolithiques d’Afrique, toutefois, tiennent au

sacrifice animal. Même un animal isolé destiné expressément à la table doit être

tué dans les formes. C’est comme si le fait de verser le sang, non seulement d’un

être humain (zii tfir en dagara), mais d’un animal, comme si le fait d’ôter la vie, de

quelque façon que ce soit, devait être racheté.

Le besoin de sacraliser la mise à mort semble être un élément important

dans l’abattage formalisé qui intervient pour préparer la viande halal dans les

religions juive et musulmane. Sinon, dans les religions du livre, on n’a pas

recours au sacrifice, en tout cas à des offrandes de sang, mais à des procédures

orales, à des formules plus ou moins précises tirées de prières assez largement

écrites, à des offrandes de mots. En même temps, les offrandes concrètes aux

dieux n’ont plus cours. Parce que les religions du Proche-Orient étaient

monothéistes, il s’agissait d’un Dieu au sens d’un Très-Haut, qui, ayant créé

toutes choses, n’avait nul besoin d’offrandes, et qui, de toutes façons, relevait

davantage du domaine « spirituel » que « matériel ». Mais les religions écrites

avaient des fêtes périodiques, d’inspiration religieuse, qui requéraient des

moments de jeûne (fasting),ou de festin (feasting), souvent liés aux phases de la

vie du prophète, Jésus, Mahomet ou Moïse. Lors des jeûnes, la communauté se

privait de certains aliments ; lors des festins, elle se gorgeait de denrées

spéciales, de gâteaux de Noël, de pâtisseries pascales, friandises qui en Europe

étaient truffées de fruits secs et d’épices, de produits exotiques venus de pays

lointains. Jeûnes et festins distinguaient les grandes occasions de l’ordinaire de

la consommation courante. Par ailleurs, certaines sociétés (d’Eurasie, pas

d’Afrique) étaient stratifiées en fonction de certains types de recettes ou de

service. Ce genre de stratification culinaire avait des implications religieuses, en

particulier parce que les religions, dans ces sociétés, s’opposaient souvent aux

stratifications. « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une

aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des cieux ». Tel était d’ailleurs le

cas dans d’autres religions, non pas tant en Chine (cf. Meng-Tzu), que dans

l’islam. Selon le grand historien musulman Ibn Khaldoun, la question avait même

un aspect écologique :

« Il faut savoir que les effets de l’abondance sur le corps se retrouvent

jusque dans les questions de religion et de culte divin. Les frugaux habitants du

désert et ceux des régions peuplées qui se sont habitués à la faim et à

l’abstinence des plaisirs s’avèrent davantage religieux et prêts au culte divin que

les gens qui vivent dans le luxe et l’abondance. En effet, on peut observer qu’il y

a peu de personnes pieuses dans les villages et dans les villes, dans la mesure

où les gens qui y vivent sont généralement têtus et négligents, ce qui est lié à un

usage immodéré de viandes, d’assaisonnements et de blés raffinés ».

Il poursuit : « l’existence des hommes pieux et des ascètes se limite donc

au désert, dont les habitants mangent frugalement » (1969 : 67). Les religieux ne

sont pas enclins « au luxe et à l’abondance » ; corpulents, ils font l’objet de

plaisanteries, sont impossibles à prendre au sérieux ; pour entrer en

communication avec Dieu, il est souvent nécessaire de jeûner, de renoncer « au

luxe et à l’abondance », aspect de la vie religieuse qui caractérise toutes les

religions du livre du monde. Il y a là une différence avec les pratiques des

religions orales caractéristiques des sociétés d’avant l’âge du bronze.

Il va de soi que les sacrifices animaux que j’évoquais n’ont lieu que dans

des sociétés néolithiques où la domestication du blé et de l’animal s’est faite. Les

sociétés vivant de la chasse et de la cueillette ne peuvent avoir que des façons

différentes, plus abstraites, de communiquer avec leurs dieux : visions et transes

en Amérique du Nord, rassemblements tribaux en Australie tels que ces

corroboree que Durkheim a analysés et en lesquels il voyait les origines mêmes

de la vie religieuse. Mais l’alimentation n’est devenue un élément significatif de la

religion qu’avec la domestication des plantes et des animaux concernés. L’âge

du bronze a connu une révolution dans les modes de production ruraux, avec

des conséquences majeures pour la vie urbaine. L’avènement de la charrue et

de la traction animale, ainsi que l’irrigation des terres, ont énormément augmenté

les rendements par individu, et, dans le deuxième cas, les rendements au mètre

carré. Certains ont pu en profiter, d’autres non. La stratification sociale,

strictement limitée encore dans la période précédente du néolithique, s’est très

largement répandue, si bien que les riches ont développé une culture très

différente des pauvres, y compris dans le domaine alimentaire.

Avec l’âge du bronze, les religions écrites ont fait leur apparition, avec

leurs prophètes et leurs croyances, ainsi que le type de différenciation que Ibn

Khaldoun notait entre la ville et le désert. Trop de consommation, pas assez de

religion. La religion du livre s’engage souvent dans le don aux membres plus

pauvres de cette communauté différenciée, elle invite à donner la sadaqa du

vendredi, à aider la veuve et l’orphelin, à apporter un soutien aux autres

membres du culte. La charité, caritas, fait partie intégrante de ces religions

différenciées, ce qui inclue en premier lieu le devoir de donner à manger aux

autres ici-bas, sur terre, plutôt qu’au ciel. Dans certaines sociétés stratifiées,

parallèlement aux différenciations alimentaires et culinaires reposant sur des

critères de classe, les dieux ont un régime alimentaire spécial, par exemple

l’ambroisie dans le cas des divinités grecques. En règle plus générale,

cependant, quand ils ne jouissent pas des fruits de l’offrande ou du sacrifice, ils

attendent davantage d’être « nourris » sur un plan spirituel, par la parole, par la

prière.

En termes freudiens, la religion commence par un repas, dans la mesure

où le complexe d’Oedipe, qui représente le début de l’organisation sociale, y

compris de la religion (cf. Totem et Tabou), ne consiste pas seulement à tuer le

père, mais également à manger son corps. Je n’entends pas discourir ici sur le

cannibalisme, mais il n’est pas inutile de se demander pourquoi nous (et pas les

autres animaux) nous retenons de manger la chair humaine. Dans le domaine

religieux (et dans la vie en général), le fait de renoncer à un aliment est aussi

important que de le consommer, qu’il soit tabou ou pas. Et, comme Audrey

Richards l’a souligné dans Hunger and Work in a Savage Tribe, aux yeux des

anthropologues, renoncer à de la nourriture apparaît comme un trait aussi

fondamental de l’humanité que de renoncer aux relations sexuelles. L’acte de

renoncer à un aliment est largement répandu dans les sociétés non complexes,

en particulier sous la forme du totémisme, de l’interdiction – il y en a d’autres –

de manger l’animal ou l’aliment qui est associé au clan ou au lieu sacré, une

interdiction qui ne « coûte » pas grand-chose en termes nutritionnels, dans la

mesure où cet aliment ne constitue pas une part importante du régime

alimentaire. Ce qui, évidemment, n’est pas toujours le cas.

J’ai connu un homme, chez les LoDagaa, qui ne buvait pas de bière,

privation considérable là-bas, puisque cette boisson accompagnait toutes les

festivités et qu’elle constituait pour beaucoup une part essentielle de leur

alimentation – la bière fraîche contient en effet une part importante de la valeur

nutritive des céréales dont elle provient. Mais les kontome, les « esprits », les

êtres de la nature sauvage, lui avaient dit de renoncer à la bière à cause d’un

malheur qui lui était arrivé. Et il s’y était tenu. Mais il s’agit là d’une renonciation

individuelle. Or les groupes ont aussi des normes pour renoncer à des aliments

que d’autres jugent importants. Il suffit de considérer les pratiques des

végétariens en Europe et, bien sûr, de leurs équivalents chez les brahmanes

d’Inde. J’ai vu une femme jaïn passer des heures à trier le riz au cas à la

recherche de charançons parce que les membres de cette communauté sont eux

aussi végétariens et qu’à ce titre ils mangent du riz mais évitent les charançons.

En fait, ils évitent également de consommer les légumes qui, comme l’oignon,

ont une racine manifeste parce que les arracher au sol revient à les « tuer ». La

même idée apparaît chez James Frazer, en particulier dans The Golden Bough

(Le Rameau d’or), où une mise à mort de l’Esprit des blés intervient lors des

récoltes quand une faux ou une faucille est utilisée pour « tuer » le grain.

L’évocation de l’Esprit des blés nous amène d’ailleurs au néolithique, où

l’humanité, pour se nourrir, abat les plantes et les animaux mêmes qu’elle a

cultivés ou élevés, auxquels elle a donné la vie. Cette « mise à mort » n’implique

pas de renoncer réellement à l’aliment, mais elle implique une certaine

précaution vis-à-vis de sa consommation, un sacrifice préliminaire à l’Esprit des

blés par exemple ou des procédures formalisées pour tuer ou sacrifier les

animaux comme dans la préparation de la viande hâlal chez les musulmans ou

les juifs. Chez les chrétiens, qui mangent tout dans la création, la mise à mort de

l’animal s’accompagne de compassion, comme avec l’agneau, qui peut

représenter la crucifixion de Jésus. Dans le judaïsme, on pense évidemment à

Abraham tuant le bélier (en sacrifice au Très-Haut) à la place de son fils Isaac.

Dans l’islam, on tue (mais on ne sacrifie pas, à mon sens) un mouton pour l’Aïd.

Ôter la vie pour se nourrir - y compris, pour certains, la vie des plantes - est une

forme d’offrande délicate qui fait ressortir toute l’ambivalence vis-à-vis du sang

versé, de la vie qui prend fin – et, pour y faire face, on a recours à des réponses

religieuses, on invite les puissances supranaturelles à sa table ou autour du feu.

En effet, pour en revenir à ce qui différencie les religions du livre, il

faudrait peut-être considérer la sacralisation de la nourriture, à l’exemple de la

prière que l’on avait coutume de dire à chaque repas chrétien, non simplement

comme une façon de rendre grâce à Dieu pour le repas, mais de demander

grâce, de nous excuser, nous qui y participons, d’avoir ôté la vie pour la garder.

Ces prières et ces grâces ont disparu de la plupart de nos tables familiales,

hormis peut-être lors des fêtes religieuses. Mais il est intéressant de se souvenir

que, jusqu’à très récemment, tous les repas importants se voyaient sacralisés de

cette façon – et que, jusqu’à ces derniers temps, dans mon université à

Cambridge, avant chaque repas du soir, on disait collectivement les grâces. Il

serait difficile de dire quelles conséquences cette tendance à la sécularisation a

pu avoir sur nous, mais il est clair que le libre jeu de la pensée scientifique a eu

sa part dans ce processus. Nous n’avons plus besoin que les dieux bénissent ce

que nous consommons. Débarrasser la nourriture de ses rapports avec la

religion fait bien partie de ce processus.

Résumé :  Cet article, publié dans "Le mangeur", montre le lien entre dieu ou les dieux et la nourriture. Cet article est un résumé du colloque "a croire et à manger : Religions et alimentation" exposé par Jack Goody professeur à l'université de Cambridge.

Source : Le mangeur- ocha.com avec AFSR et l'OCHA le 6 et 7 février 2006, mise en ligne en mars 2006.

Adresse de l'article :  http://www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/images/sciences_humaines/AFSR_Alimentation_et_Religion_Goody.pdf

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité