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Notre alimentation est-elle dictée en partie par les mythes ?
Notre alimentation est-elle dictée en partie par les mythes ?
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2 mai 2010

Croquer la pomme ou le table des peintres

Croquer une pomme, c’est se nourrir, thème du Festival International de Géographie à Saint-Dié en 2004. Mais c’est aussi en faire un croquis, la dessiner pour la manger des yeux. Le double sens, alimentaire et pictural, du vocabulaire de la nourriture est à l’origine de ce texte rédigé après un café géographique sur ce thème au Bar de l’Entracte le 1° Octobre.

J’étais autrefois bien nerveux.
Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table.
Puis je me mets dans cette pomme.
Quelle tranquillité !

Henri Michaux : Plume
(Gallimard, 1963)

Croquer la pomme va plus loin dans la polysémie : cette expression usuelle suscite des images mentales, religieuses et érotiques ici, d’autant plus fortes que l’alimentation, comme la sexualité, concerne notre intimité corporelle au plus profond d’elle-même. La première est la condition de la survie de l’individu, la seconde de l’espèce.
Quelques représentations picturales de la nutrition (aliments, cuisine, repas) donnent l’occasion de pointer ces images aux multiples résonances. Les figures de l’alimentation, les manières picturales et le rapport au monde qu’elles impliquent font de la table des peintres un témoignage des lieux et des époques de la nourriture.

LA CONDITION HUMAINE

La pomme croquée qu’Eve tend à Adam sur le tableau de Cranach l’Ancien (1) porte la marque de ses dents. Croquée sur le vif avant d’être peinte, écorchée vive par les crocs d’Eve, la pomme nous renvoie ici à l’idée d’effraction : le bruit sec du crayon sur le papier et celui des dents qui broient la chair du fruit nous rappellent que dessiner et manger sont pour le peintre et l’affamé une façon de s’approprier l’aliment, végétal ou animal. Une prédation du vivant par le vivant, condition de vie de l’espèce humaine.
Dans la scène biblique située au jardin du Paradis, sous l’arbre de la connaissance où se love le serpent tentateur, Adam et Eve transgressent l’interdit divin et découvrent le bien et le mal qui font d’eux des êtres humains. Mais le tableau est aussi une scène de séduction, absente de la Genèse et condition de la reproduction de l’espèce humaine : poitrine dégagée par le coude en arrière, ventre mis en avant par le déhanchement, sexe à peine caché par l’entrecroisement des jambes, Eve offre son corps et le fruit défendu à Adam, qui, hésitant et gauche, cache son sexe et n’a pas encore croqué la pomme. Manger un fruit est ici la représentation allégorique du double péché de connaissance et de luxure.

L’EXALTATION DE LA VIE

Picasso peint un pichet et des pommes (2). Après la scène biblique de Cranach, voici le sujet le plus banal : des fruits ordinaires avec leur support (la table) et les récipients rustiques (le pichet et l’assiette) qui accompagnent un repas frugal. La composition pyramidale est simple et austère, la palette de tons sourds est pauvre. Mais, dit le peintre à Françoise Gilot (Vivre avec Picasso, 1965), "l’objet le plus quotidien est un vaisseau, un véhicule de ma pensée, ce que la parabole était pour le Christ".
Le cadrage serré exalte la cruche que grandit encore le format vertical, elle y gagne la majesté d’une statue antique : le blanc incertain rappelle moins la terre ou le grès vernissés que le marbre usé, l’assiette portant les fruits renvoie à la corbeille des canéphores. Les formes pleines et rondes des fruits et des récipients évoquent les courbes voluptueuses et un peu lourdes d’un corps féminin : l’anse rejetée en arrière met en avant une panse généreuse, légèrement déhanchée par le décalage des pommes sur la table, surmontée d’un bec ouvert comme une bouche lippue et de deux fruits offerts au spectateur par une femme ici moins séductrice que féconde. Aucune transgression dans cette parabole, mais l’exaltation jubilatoire et amusée de la femme et de la vie.

LA VIE ET LA MORT

Le panier de fruits du Caravage (3) échappe au quotidien de Picasso par sa mise en scène baroque. La table, dont la tranche seule est visible, est à la hauteur des yeux d’un spectateur de théâtre et non d’un mangeur de fruits ordinaire, qui en verrait le plateau au-dessous de lui. Le cadrage magnifie le panier par l’angle de vue qui l’élève et par la dissymétrie qui fait ressortir le fond doré lumineux. L’objet banal devient un personnage sur scène, un acteur de théâtre.
Il délivre une leçon de morale, sans connotation religieuse : la pomme claire aux couleurs chaudes, qui se détache sur un fond sombre, attire d’abord le regard et amène à découvrir la tache qui la gâte. D’autres taches se décèlent sur la même pomme et sur la poire voisine, certains grains de raisin se révèlent flétris, nombre de feuilles sont piquées, jaunies, recroquevillées, formant une couronne mortuaire dramatiquement découpée autour des fruits opulents et malades. Au cœur de la vie, la mort : la pomme vivante est mortelle, l’aliment comme l’homme est périssable. Dans une mise en scène somptueuse et funèbre, l’oxymore baroque fait du panier de fruits une Vanité, allégorie de la finitude humaine.

L’OSTENTATION

Avec le garde-manger de Snyders (4) apparaît la dimension sociale de la nourriture : le lieu n’a pas l’architecture d’une cuisine mais d’un palais ; les aliments d’origine végétale cèdent la première place à la nourriture d’origine animale, et notamment au gibier (sanglier et cerf) réservé aux riches ; la volaille immangeable est celle qu’on offrait dès le Moyen-Age aux puissants pour célébrer leur pureté et leur bravoure (le cygne) ou leur richesse et leur beauté (le paon, qui n’était pas alors connoté de façon péjorative). La profusion des aliments, l’opulence baroque des couleurs (rouges, blancs, bleus) révèlent l’ostentation sociale de l’aristocratie flamande des propriétaires terriens dans les Pays-Bas espagnols et catholiques au début du XVII° siècle.
Au centre du tableau, émergeant des vivres et bras levés, un domestique nourrit deux oiseaux (dont le perroquet, symbole marial) qui se détachent sur le ciel : offrande à Dieu des richesses humaines, geste à la fois nourricier et rédempteur. La dimension religieuse se confirme dans la succession ordonnée d’autres signes : le cerf blessé et crucifié, le cygne blanc qui s’affaisse comme le corps du Christ dans une descente de croix, le homard et le paon dont la carapace et le plumage se renouvellent chaque saison et qui signifient la résurrection. Snyders, ami de Rubens à Anvers, nous offre ici un récit symbolique de la Passion, avec une ostentation religieuse qui n’a d’égale que la précédente qu’elle est destinée à racheter .

LE TEMPS QUI PASSE

Dans la nature morte du hollandais Pieter Claesz (5), la dimension sociale de la nourriture semble à l’opposé de celle du flamand Snyders : une table ordinaire et un repas frugal. Mais les verres vénitiens à nopes, la coupe et le manche de couteau en argent ouvragé, les épices importées (sans doute des clous de girofle qui s’échappent d’un cornet de papier) et les huîtres locales évoquent la richesse. Et un monochrome habile joue sur les matériaux mats ou brillants, lisses ou rugueux, transparents ou opaques, pour en souligner la simplicité autant que le faste. La bourgeoisie protestante hollandaise est aussi fortunée que l’aristocratie catholique flamande, mais sait faire preuve de raffinement dans le luxe.
La référence à la Cène est discrète (la nappe, le pain et le vin) en raison de l’interdit protestant sur la représentation de la religion : la dimension humaine prime. Effraction du pain rompu, de l’huître ouverte, de la noisette cassée, du citron pelé : il faut briser l’extérieur rugueux de la croûte, de la coquille ou de l’écorce pour manger. Précarité de la coupe et du cornet renversés, du plat en équilibre au bord de la table, des miettes qu’on enlève : comme le reflet des fenêtres sur le verre, le repas est fugace. Est-il terminé ? Un verre est à moitié vide, l’autre retourné comme avant ou après boire, le citron est pelé mais non utilisé, l’huître ouverte mais non vidée : le mangeur était là, il est parti ou il revient, à la fois proche et absent. Le simple "en-cas" destiné à couper la faim entre deux repas est l’image de l’éphémère et du temps qui passe.

LA VIE TRANQUILLE DES CHOSES

Comme chez Picasso, la table de cuisine de Chardin (6) consacre le quotidien ordinaire : pas de symbolisme religieux, pas de leçon de morale, pas même de dimension sociale (la table pourrait être dans une cuisine riche ou pauvre). Cette nature morte magnifie pour elles-mêmes les choses les plus humbles : des aliments comestibles (œufs, saumon, harengs) et des ustensiles de cuisine (cruche, pichet, chaudron) posés sur une modeste table de pierre incurvée dans une cuisine aux murs nus.
Ces choses sont là, grandies par le petit format et le cadrage serré, immédiates et muettes, sans autre message que l’énigme de leur présence ; elles ne renvoient qu’à elles-mêmes, à leur matière, leur forme et leur couleur, dans l’oubli de leur usage humain si présent chez Snyders et Claesz. Le clair-obscur discret, les tons sombres, la cruche et le pichet qui encadrent et ferment la scène, tournant le dos au spectateur, créent un climat de repli sur soi où les choses s’offrent et se dérobent à la fois, dans une atmosphère d’intimité secrète.
Ustensiles et nourriture sont unifiés par la lumière pauvre, les couleurs ternes (sauf le rouge du saumon) et la touche sensuelle, grumeleuse et onctueuse. Mais aussi, pour reprendre l’expression du contemporain Diderot (Le rêve de d’Alembert, 1769), par "un contact qui assimile" : les œufs vivants sont clos comme le pichet voisin et inerte, les harengs séchés sont aussi rigides que l’arête du mur ou le col de la cruche, le saumon juste coupé et encore frais se moule au couvercle selon une courbe qui rappelle celles du chaudron et de la table. De même que Diderot a "vu la matière inerte passer à l’état sensible", la vie des aliments gagne les objets inanimés. Nourriture et récipients participent d’une même présence vivante : la nature morte est une still life, une vie tranquille au cœur des choses.

LE CORPS NOURRI ET NOURRICIER

La laitière de Vermeer (7) a une double dimension nourricière. Elle est d’abord une cuisinière, dans une pièce banale, sans décoration (le peintre l’a supprimée après coup) et modeste (un carreau de la fenêtre est cassé), devant une table chargée de récipients et de nourriture. Des aliments ordinaires, mais signifiants : le lait et le pain, le liquide et le solide, le cru et le cuit. L’acte de cuisiner est au centre du tableau : le lait est versé de la cruche, où il était conservé à l’état brut, dans la terrine où il sera travaillé. Le passage du produit naturel à l’aliment cuisiné, de la nature à la culture, est au cœur de la représentation picturale.
La fille de cuisine est aussi une nourrice : formes rebondies de la poitrine, symétrie de la cruche et du sein gauche de part et d’autre du centre du tableau, visage attentif (yeux baissés, lèvres à peine entrouvertes, souffle retenu) d’une femme qui allaite autant que d’une cuisinière au travail. Le filet de lait intarissable qui relie ici la cruche et la terrine, la cuisinière et la table, coule aussi entre la nourrice et l’enfant : le lait est une sécrétion animale, donc humaine, qui va d’un corps à l’autre, provient du corps et retourne au corps, du corps nourricier au corps nourri. La laitière n’est pas seulement cuisinière et nourrice dans une scène de genre devenue allégorie de la nourriture, mais nous rappelle que le premier aliment de l’homme est d’origine humaine.

LA CHAIR SACRIFIEE ET CONSOMMEE

Soutine peint une carcasse de bœuf (8) qui n’a rien de réaliste. Le cadavre récent est suspendu de façon dissymétrique à des supports vrillés, l’écartèlement et la fissure du corps sont exagérés, son éventration étale à outrance les viscères bordés de graisse jaune, le rouge saignant de la chair gagne en bas du tableau sur un fond bleu abstrait violemment strié de noir et de vert. Le choc des couleurs, la souffrance de l’animal, l’effraction de l’intime, l’obscénité de l’exhibition provoquent la répulsion et l’horreur. Au sacrifice biblique qu’évoque Rembrandt, dont le bœuf écorché (9) rappelle le Christ en croix, Soutine substitue celui de l’animal, nécessité ordinaire mais d’autant plus cruelle qu’elle est sans rédemption.
La chair est commune à l’homme et à l’animal, mais seule la chair du second est dénommée viande, étymologiquement "ce qui sert à la vie" (les mots "viandes" et "vivres" sont confondus jusqu’au XVII° siècle). Le sang, comme le lait, est une liqueur intime et vitale commune aussi à l’animal et l’homme, mais le second ne provoque pas la répulsion comme le premier car il est sécrétion du corps et non composant de la chair. Manger de la viande fraîche, c’est manger du vivant - comme soi-même : la chair de l’animal est incorporée dans la chair de l’homme. Seule la cuisine permet de consommer la viande, ne serait-ce qu’en grillade symbolique, car elle en nie l’animalité.

LE TABOU DE LA CHAIR HUMAINE

Le Saturne de Goya (10) donne à voir un mythe originel : Saturne, fils du ciel (Ouranos) et de la terre (Gaïa), dévore ses enfants pour qu’ils ne le détrônent pas. Un géant émerge des ténèbres comme une masse tellurique et soulève un enfant comme pour l’embrasser, ses poings énormes l’étouffent ou l’écartèlent, sa bouche arrache et broie le bras démesuré d’un corps décapité et sanglant, ses yeux blancs sont exorbités dans une tête échevelée et bestiale. C’est employer là tout le vocabulaire de la terreur la plus archaïque.
Si toute chair consommée est une vie sacrifiée, il s’agit ici de celle d’un être humain, et qui plus est d’un enfant, et du fils même de Saturne : le mangeur n’est pas seulement un être humain qui consomme un semblable, cependant plus faible que lui, mais un père qui dévore son propre enfant dans un mouvement ambigu du corps, des mains et de la bouche : soulever, étouffer et broyer au lieu d’élever, étreindre et embrasser. Anthropophage et infanticide, le mangeur se mange aussi lui-même en dévorant le fruit de sa chair : il n’y a pas de mot pour dire cette horreur. Saturne cumule ainsi les trois figures terrifiantes du cannibale, de l’ogre et de l’innommable.

LE REPAS MYSTIQUE

Peinte ici par Pourbus le Jeune (11), la Cène est, pour les chrétiens comme pour beaucoup de peintres, un repas fondateur, le dernier repas le soir qui précède la mort du Christ. L’architecture antique de la salle austère est en grande partie masquée par une tenture noire : à la fois couleur mortuaire et rappel que le Christ ou la Vierge sont traditionnellement représentés au ciel, souvent figuré par un rideau étoilé. Sur la table, la nappe blanche éclatante et ses plis carrés fraîchement dépliés ont la couleur et l’aspect d’un suaire. Les apôtres, sauf Judas qui cache derrière lui le prix de sa trahison dans une bourse, sont bouleversés par les paroles du Christ en sainteté.
Cette représentation habituelle du repas mérite d’être comparée au banquet romain du VI° siècle sur une mosaïque de Ravenne (12), où les convives sont couchés autour d’une table ronde, le Christ sur un côté (et non au centre) et Judas de l’autre, devant sept pains et deux poissons...
C’est la fin du repas (le plat qui contenait l’agneau est vide), le moment de l’Eucharistie : devant le pain qu’il a rompu et le vin dans le calice, le Christ procède au geste inaugural, la transsubstantiation qui transforme le pain en son corps et le vin en son sang. Ce changement de substance est accompagné de la double injonction : "mangez et buvez". Il s’agit bien de nourriture, mais symbolique : manger et boire le corps et le sang du Christ se comprennent comme un repas mystique. Le vocabulaire et les représentations de la nourriture sont désormais durablement associés à la religion chrétienne.

LE REPAS DU PAUVRE

Trois approches sont possibles du repas des paysans de Louis Le Nain (13). Sociale d’abord, par les personnages représentés : pauvres mais pas misérables (sauf un à droite du tableau), ils ont des habits simples mais corrects, des chaussures, une nappe sur la table et même un violon. Les hommes sont assis sur des sièges rustiques dans une position hiérarchisée : au centre et au fond le maître bien habillé, à sa droite et avant le domestique avec des chausses usées aux genoux, à sa gauche et en arrière un personnage dépenaillé et pieds nus. La femme et les enfants sont debout comme souvent à la campagne, à la différence des nobles et des bourgeois. Les couleurs terreuses donnent le ton à cette scène paysanne.
Pose modeste, corps tassé, dos courbé, mains jointes, visage fatigué, yeux baissés, regard vague, le personnage de droite vient de l’extérieur et a posé son chapeau sur ses genoux. C’est le pauvre que la femme accueille avec le sourire, le mendiant que la famille réchauffe près de la cheminée, l’hôte inattendu (la nappe est froissée) qui a toujours sa place à table, l’étranger avec qui le maître de maison partage le repas : couteau à la main, il s’apprête à couper le pain et lui tend un verre de vin, tandis que le violon commence à jouer. Leçon de morale, grave et silencieuse comme il convient à la charité chrétienne de tradition janséniste.
Le visage vivement éclairé, le maître de maison est au centre du tableau, devant le pain sur un plat et le vin dans un pichet posés sur la nappe : une allusion à la Cène ? Mais la femme regarde la table, le valet son verre, le musicien son violon : chacun est à ses occupations, sauf l’enfant dont les yeux fixent le spectateur pour attirer son attention sur la scène et le mendiant dont le regard semble tourné vers l’intérieur de lui-même. Seul le maître de maison regarde l’hôte, avec une expression où se mêle la bonté, la surprise et le questionnement : reconnaît-il quelqu’un dans l’étranger, avant même que celui-ci n’ait rompu le pain à sa place, comme les pèlerins d’Emmaüs découvrent à ce geste que leur compagnon n’est autre que le Christ ressuscité ?

LE REPAS DE NOCE

Dans la noce paysanne de Bruegel l’Ancien (14), la mariée est en noir, sous une couronne de papier accrochée à la tenture sombre suspendue derrière elle, comme pour parodier la souveraineté de la Vierge devant son rideau d’étoiles. On reconnaît de droite à gauche le propriétaire terrien, le moine, le notaire sur sa chaise, les femmes qui entourent la mariée, le benêt qui se baffre et une foule de figures populaires souvent grotesques par leur visage ou leur accoutrement (chapeaux, accessoires, etc.). Derrière la tablée jouent les musiciens et arrivent les villageois par la porte de la grange, décorée des deux gerbes entrecroisées qui symbolisent la fécondité. Cette société paysanne colorée et bruyante diffère de la précédente, mais elle est au second plan du tableau.
Au premier plan, la nourriture : à gauche un serviteur verse le vin que demande un convive dans les innombrables cruches, à droite deux valets portent sur un brancard des galettes de céréales (et quelques laitages) qu’un autre convive fait passer sur la table. Entre les deux, un enfant lèche malicieusement un plat. Le pain et le vin à nouveau, mais le geste du sommelier et le nombre des assiettes font penser, plutôt qu’à la Cène, à deux miracles du Christ : la multiplication des pains et les noces de Cana. Référence religieuse discrète et parodique, ou joyeuse célébration toute flamande du manger et du boire ? Dans la Bible comme à la campagne, le repas de noce, comme tout repas, est d’abord célébration de la nourriture, à la fois réaliste et symbolique.

LE REPAS LIBERTIN

C’est une autre société que celle du déjeuner d’huîtres de François de Troy (15). A la grange succèdent les somptueux petits appartements de Louis XV à Versailles, à la noce populaire un goûter privé après la chasse, à la table rectangulaire à peine recouverte d’un drap une table ronde juponnée d’une vaste nappe, aux paysans diversement accoutrés des seigneurs habillés à la dernière mode. Mais cette société aristocratique, comme la précédente, est en fête et célèbre la nourriture qui est à nouveau au premier plan.
Au centre, des bouteilles de champagne à la forme ronde inhabituelle émergent d’une pittoresque glacière en bois. Dégustée dans des flûtes, cette boisson récemment inventée est rapidement devenue le symbole de la fête et un élément de la gastronomie moderne, sans aucune référence au sang du Christ. Les serviteurs et les convives du fond ne lèvent pas les yeux au ciel, mais regardent un bouchon qui a sauté à mi-hauteur de la pièce.
Les domestiques apportent des huîtres et les ouvrent au-dessus d’une bassine, les coquilles vides jonchent le sol. Symbole traditionnel du sexe féminin, cet animal qu’on mange vivant est associé depuis longtemps à l’érotisme, comme en témoigne le clin d’œil aguicheur de la mangeuse d’huîtres de Jan Steen (16). Dans cette société d’hommes qui sablent le champagne en l’absence de femmes, le libertinage associe à la table athéisme et sexualité.

LE DEVENIR-COULEUR DE LA POMME

Le déjeuner sur l’herbe de Manet (17) n’a rien d’un repas : pas de table ni de nappe, une nature morte renversée dans un coin sur des vêtements, une femme nue comme un modèle qui pose dans un atelier, deux hommes en habits de ville (des peintres ?), un paysage incertain où une autre femme trempe une main dans l’eau. L’artiste déconstruit les figurations traditionnelles du repas (la nourriture est presque absente), de la femme (dont la pose et le corps n’ont rien d’érotique), des convives (personne ne mange) et du fond (paysage à peine ébauché, voire bâclé). Ce tableau provoquant est, en 1863, un manifeste pictural qui, plus que représenter, pose la question de la représentation et inaugure ainsi l’art moderne.
Avec la nature morte à la soupière de Cézanne (18), nous retrouvons la pomme. Récipients et fruits sont toujours reconnaissables malgré la perspective fausse et le fond inachevé, et, parmi les pommes échappées du panier, l’une d’elles est isolée sur la nappe rouge. Mais est-ce vraiment une pomme ? Ce que nous voyons n’a ni la queue ni le nombril de ce fruit, c’est une simple tache de couleur d’un jaune éclatant à peine modulé de vert et de rouge, un aplat de couleur sans autre relief que la trace des poils du pinceau : notre imagination seule y voit une pomme comparable aux fruits voisins, alors que le peintre a fait du fruit comestible une tache de couleur immangeable. Notre parcours prend fin ici avec le passage de la représentation à la picturalité dans ce devenir-couleur de la pomme.

CECI N’EST PAS UNE POMME

Magritte (19) l’écrit sur un tableau qui est pourtant une représentation du fruit. L’affirmation vaut pour toutes les représentations picturales de la nourriture : elles n’apportent pas à manger. Nourrir les hommes, nourrir le monde est une question de quantité (production agroalimentaire, répartition, échange et distribution des aliments, etc.) et de qualité (savoirs et terroirs paysans, cuisine et pratiques alimentaires, goût et hygiène, etc.) largement débattue à la table des géographes.
Celle des peintres ne prétend pas donner à manger, mais fournit de la nourriture et de la nutrition des images qui ressortissent du symbolique et de l’imaginaire. Et posent une question en amont de la précédente : peut-on nourrir les hommes et le monde sans tenir compte des représentations collectives et de l’imaginaire social ou individuel, modestement repérés ici à travers quelques tableaux ?

Jean-Marc PINET

Géographe et amateur de peinture
Animateur des Cafés géographiques à Toulouse


1. CRANACH l’Ancien (1472-1553) : Adam et Eve (date ?), Musée d’Art ancien, Bruxelles.
2. PICASSO (1881-1973) : Pichet et pomme (1919), Musée Picasso, Paris.
3. CARAVAGE (1571-1610) : Panier de fruits (1599 ?), Pinacothèque ambrosienne, Milan.
4. SNYDERS (1579-1657) : Le garde-manger ( ?), Musée de Caen.
5. CLAESZ Pieter (1598-1661) : Nature morte (1633), Musée de Kassel.
6. CHARDIN (1699-1779) : Table de cuisine... (1733 ?), Collection privée, Paris.
7. VERMEER (1632-1675) : La laitière (vers 1658), Rijksmuseum, Amsterdam.
8. SOUTINE (1893-1943) : Carcasse de bœuf (1926), Minneapolis.
9. REMBRANDT (1606-1669) : Le bœuf écorché (1655), Louvre, Paris.
10. GOYA (1746-1828) : Saturne (vers 1823), Musée du Prado, Madrid.
11. POURBUS le Jeune (1569-1622) : La Cène (1618), Louvre, Paris.
12. ANONYME (Mosaïque, VI° siècle) : La Cène , Ravenne.
13. LE NAIN Louis (1593-1648) : Le repas des paysans (1642), Louvre, Paris.
14. BRUEGEL l’Ancien (1525-1569) : Noces paysannes (1568 ?), Vienne.
15. DE TROY (1676-1752) : Le déjeuner d’huîtres (1735), Musée Condé, Chantilly.
16. STEEN Jan ((1626-1679) : La mangeuse d’huîtres ( ?).
17. MANET (1832-1883) : Le déjeuner sur l’herbe (1863), Musée d’Orsay, Paris.
18. CEZANNE (1839-1896) : Nature morte à la soupière (1874), Musée d’Orsay, Paris.
19. MAGRITTE (1878-1967)  : Ceci n’est pas une pomme (1964), ?.

Résumé : Cet article, paru dans café géo , est une sorte de synthèse, montre le lien entre la peinture et la religion ainsi que la représentation de la nourriture.

Source : café-géo.net, par Jean-Marc PINET Géographe et amateur de peinture, Animateur des Cafés géographiques à Toulouse,en 2004


Adresse de l'article: http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=388

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Commentaires
P
Je vous demande de ne publier qu'un extrait du texte paru sur www.cafe-geo.net et d'établir un lien avec ce site pour vos lecteurs. Merci d'avance.<br /> Jean-Marc Pinet
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